Inconsistance, continuité, contingence : la pensée de l’événement dans l’Étre et l’événement d’Alain Badiou

Inconsistance, continuité, contingence : la pensée de l’événement dans l’Étre et l’événement d’Alain Badiou

© 2011 William Heidbreder

Dans L’être et l’événement, Alain Badiou défend une théorie de contingence radicale de l’événement, qui entraine une discontinuité fondamentale entre la situation et l’événement qui rompt avec elle, afin d’insister qu’est possible quelque chose d’autre que la continuation de la situation historique actuelle, dans lequel il peut sembler que toute possibilité d’altérité est forclose.   Le fondement de cette contingence est la théorie de l’être comme multiplicité inconsistante (ce qui explique l’utilisation de la théorie mathématique d’ensembles), de laquelle vient le vide qui hante toute situation historique comme un angle mort.  À cause de l’inconsistance au cœur de l’être, et de toute situation, il est nécessaire que toute situation historique contienne un « site événementiel » qui est « au bord du vide ».  Le site événementiel, pour sa part, rend possible l’événement, d’où on peut dire qu’il est nécessaire qu’un événement, qui rompt avec la situation, soit toujours possible.   Au risque de rendre l’événement un pure miracle de la grâce, et ainsi rendre incompréhensible une politique qui peut mener du présent vers l’avenir, Badiou nous donne alors une philosophie de l’espoir.  

Le point de départ de Badiou dans L’être et l’événement est une distinction entre le caractère de l’être en soi et de l’être tel qu’il est présenté, et comme il peut être expérimenté et connu.  La notion de l’inconsistance émerge comme le caractéristique du « multiple pur », où la multiplicité est en premier lieu ce qui n’est pas l’unité. Badiou suppose que l’être doit être ou bien un, ou bien multiple, touchant sur un débat qui vient du Parménide de Platon, auquel il fait référence.  Mais si l’être est multiple, il ne peut pas comprendre des multiples tels qu’on les connaît, composés d’unités, puisque dans ce cas le multiple serait basé sur l’Un.  Ainsi, il doit s’agir d’une multiplicité qui ne “consiste” pas comme le fait une unité ou une série d’unités.  Dire que le multiple pure est inconsistant veut dire, en premier lieu, que ce n’est pas une multiple composé d’unités, pas une pluralité.  Cela peut être compris comme suggérant que ce multiple n’a pas de parties discrets et donc est continu dans sa composition.  Le terme kantien Mannigfaltigkeit, traduit en anglais par « manifold », qui peut dire soit divers soit varié, serait peut-être utile ; je prends le concept kantien pour indéterminé entre le discret et le continu, et une multiplicité inconsistant peut ressembler au Mannigfaltigkeit non-synthétisé par sa manque de forme reconnaissable.  Mais l’être ne peut pas se dire continue non plus ; rien ne peut se dire sur elle sauf que, par implication, elle manque d’unité (et alors doit être multiple). Ainsi, elle ne peut pas se définir : « Ce qu’il faut, c’est que la structure opératoire de l’ontologie discerne le multiple sans avoir à le faire un, et donc sans disposer d’une définition du multiple ».[1] Ce n’est ni quelque chose de singulier ni une pluralité ; alors, « multiplicité » ne doit se comprends que de façon habituelle.

Cela nous emmène jusqu’aux limites de ce que peut être pensé : « la multiplicité consistante est en effet, comme telle, impensable. Toute pensée suppose une situation du pensable, c’est-à-dire une structure, un compte-pour-un, où le multiple présenté est consistant, nombrable. Le multiple inconsistant n’est dès lors, en amont de l’éffet-d’un où il est structuré, qu’un horizon d’être insaisissable » (44). La multiplicité inconsistante est seulement impliquée, comme elle ne peut s’observer puisqu’elle ne peut se présenter ; par contre, ce qui est présenté consiste toujours, il « compte pour un ».  Clairement, la multiplicité inconsistante ne peut s’expliquer qu’en termes de ce qu’elle n’est pas. « L’inconsistance, comme multiple pur, est seulement la présupposition qu’en amont du compte, l’un n’est pas » (65).  Elle est multiplicité parce qu’elle n’est pas une unité, comme ce qui ne consiste pas. Nous ne pouvons pas représenter ou définir de manière positive l’inconsistance, car tout ce qui se présente ou qui fait l’objet d’une expérience possible est consistant.  Ici on se demande si Badiou a vraiment besoin même du concept de multiplicité, ou s’il peut être suffisant de dire qu’avant le compte-pour-un il n’y a qu’inconsistance.

C’est la théorie mathématique d’ensembles, la base de l’ontologie de Badiou dans

L’être et l’événement, qui en fin de compte autorise la multiplicité inconsistante, parce qu’elle soutient qu’il n’y a que des ensembles ou des multiplicités, ce qui implique que les multiplicités ne comprennent que d’autres multiplicités : « le système ZF [la théorie d’ensembles Zermelo-Frankel] postule qu’il n’y a qu’un seul type de présentation d’être : le multiple. . . . [Qu’i]l n’y a qu’une espèce de variable veut dire : tout est multiple, tout est ensemble » (55). En fait, les concepts de multiplicités consistantes et inconsistantes viennent du mathématicien Cantor, qui est une des principales sources d’inspiration pour Badiou. Voilà les définitions que donne celui-là :

D’une part, une multiplicité peut être telle que l’affirmation selon laquelle tous ses éléments « sont ensemble » mène à une contradiction, en sorte qu’il est impossible de concevoir la multiplicité comme unité, comme « une chose finie ». Ces multiplicités, je les nomme des multiplicités absolument infinies, ou inconsistantes.

Quand d’autre part la totalité des éléments d’une multiplicité peut être pensée sans contradiction comme « étant ensemble », de telle sorte que leur collection en « une chose » est possible, je la nomme une multiplicité consistante ou un ensemble » (52-53).

C’est-à-dire, si une multiplicité peut sans contradiction être pensée comme ensemble et donc est consistante, elle est un ensemble et donc une unité. Ce qui n’est pas consistant n’est pas un ensemble et donc pas non plus une unité; c’est alors une multiplicité pure. La compréhension Cantorienne de l’inconsistance est la première manoeuvre qui éloigne Badiou de Hegel. Chez Hegel, le caractère inconsistant ou contradictoire d’une multiplicité n’empêche pas qu’elle puisse se concevoir comme unité.  Comme chez Badiou, les présentations sont subverties par leur propre échec, mais non pas par une inconsistance qu’elles excluent. Au contraire, cette inconsistance se manifeste comme une contradiction interne à la situation. Badiou aussi a une théorie sur comment les situations deviennent aporétiques, mais l’événement chez Badiou marque une rupture plus radicale avec la logique de la situation que son analogue chez Hegel. Pour celui-ci tout découvert n’est que développement de la situation antérieur : « La dialectique supérieure du concept ne consiste pas à produire et concevoir la détermination simplement comme borne ou contraire, elle consiste au contraire à produire et concevoir à partir d’elle le contenu et le résultat positifs, ce par quoi seulement elle est développement et progression immanente ».[2]  Par contre, pour Badiou, nous verrons que l’événement est absolument inexplicable dans les termes de la situation, au moins jusqu’à ce que la situation sera retravaillée par ceux qui sont frappés par l’événement (dans le processus que Badiou, suivant le mathématicien Paul Cohen, appelle forçage, discuté ci-dessous) précisément pour en tenir compte.

Badiou ne dit pas ce qui ne va pas avec une métaphysique de l’Un, sauf que cela nie que « ce qui se présente est essentiellement multiple », bien que « ce qui se présente est essentiellement un » (31).  Tout ce qui se présente se présente comme unité, mais en essence ce qui se présente est multiple. Bien sûr, Badiou n’est pas seul à rejeter ce que Derrida, suivant Heidegger, appelle une « métaphysique de la présence » (ou bien de la présentation); pourtant, sa raison principale pour la rejeter est que seule cette rejection rend possible l’événement comme ce qui échappe et transcende la logique de « l’étre », qui ne peut pas en tenir compte.  Il ne suffirait pas de faire appel à la différance, comprise comme base ou structure de l’être (c’est-a-dire la multiplicité pure), car dans un sens tout à fait banal c’est tout ce qu’il y a. Un tel appel ne suffirait pas à éviter ce que Badiou considère le problème principale avec la métaphysique traditionnelle, qui est son conservatisme : en insistant que, comme disait Leibniz, « ce qui n’est pas un être n’est pas un être » (31), elle exclu l’inconsistance qui, nous verrons, rend possible les événements qui brisent les situations et introduisent la véritable différence, l’absolument nouveau.    

La fondation ultime de l’événement est l’inconsistance au coeur de l’être, ce qui exige que la présentation (qui est inévitablement rendue dans la forme d’unité et consistance) n’est jamais tout à fait adéquate à ce qui se présente (la multiplicité inconsistante).  C’est en effet la raison pour laquelle Badiou affirme d’après Lacan « qu’une vérité est toujours ce qui fait trou dans un savoir » (361), parce ce que si ce qui se présente et donc se connaît dénature le caractère de ce qu’il présente, précisément en le rendant présentable et connaissable, la « vérité » proviendra des « événements » qui présentent des phénomènes qui ne peuvent se comprendre du point de vue de ce qui est connu.  Ils sont « indiscernables » de l’intérieur de la situation.

La théorie de l’inconsistance fonde la contingence de l’événement en montrant que l’être comme tel, et ainsi chaque situation, est inévitablement marquée par des impossibilités, des impasses, des apories, des lacunes. Ici aussi, la théorie de Badiou montre l’influence de Lacan, pour qui le « réel »  est à la fois le site de la vérité du sujet, et ce qui émerge d’impasse et d’impossibilité dans l’ordre « symbolique » de la réalité construite de façon discursive. C’est d’abord parce que l’événement est une manifestation de l’inconsistance qu’elle constitue une rupture avec la logique de l’être (décrite par l’ontologie, ce qui est pour Badiou la théorie mathématique d’ensembles), car l’être comme tel peut être inconsistant, mais son logos est une affaire de présentation et alors de consistance. Comme a dit Peter Hallward, un des interprètes de Badiou les plus lucides, « An event is the (necessarily ephemeral) presentation of inconsistency in the situation… an event must for that very reason count as nothing for this situation ».[3] « L’événement fait montrer à la surface de la situation (ou du monde) l’inconsistance qui rôde sous la consistance de cette situation ».[4] Puisque l’inconsistance est imprésentable, l’événement trouve son origine dans des éléments d’une situation qui y sont invisibles : « . . . l’événement va-t-il, non seulement se produire dans le site, mais à partir de la suscitation de ce que le site contient d’imprésentable… »  (214).

Du point de vu de la présentation, c’est-à-dire, de toute situation, « toute inconsistence est en dernier ressort imprésentable, donc vide » (71), car « le vide, qui nomme l’inconsistance, est « antérieur » au compte-pour-un » (88).  Cela veut dire que, dans sa révélation de l’inconsistance, « what is encountered through the event is precisely the void of the situation ».[5] Le « site événementiel », où un événement peut (mais ne doit pas) arriver, est « au bord du vide » (195), parce qu’il comprend une présentation consistante d’éléments ou aspects d’une situation dont les éléments ne sont pas présentés de manière consistante. « J’appellerai site événementiel un tel multiple totalement a-normal, c’est-à-dire tel qu’aucun de ses éléments n’est présenté dans la situation.  [Un multiple « normal » est un multiple dont tous les éléments sont eux-mêmes des éléments]. Le site, lui, est présenté, mais “en dessous” de lui, rien de ce qui le compose ne l’est, si bien que le site n’est pas une partie de la situation. Je dirai aussi d’un tel multiple qu’il est au bord du vide . . . », ainsi désigné parce que « [j]uste en-dessous de ce multiple, c’est-à-dire si l’on considère les termes-multiples dont il se compose, il n’y a rien, puisqu’aucun de ses termes n’est, lui, compté-pour-un » (195). Badiou donne l’exemple d’un élément dont un element ne se présente pas : une famille enregistré avec l’état mais qui possède un membre qui ne l’est pas. Un site événementiel est un élément d’une situation (un multiple, comme tout ce qui existe est un multiple) dont aucun des éléments se présentent. La France en 1789 était un site événementiel, ce qui s’est prouvé ensuite par l’arrivé de la Révolution comme événement propre au site.. « The elements of the site included all the things not re-presentable according to the old situation of the ancien régime.  These were presentable elements (the peasants, the sans-cullottes, the guillotine, etc.) whose own elements were not presentable. The peasantry was certainly a presented category of the ancien régime, “but not those peasants of the Great Fear, who took over castles” »[6] (« mais non pas ces paysans de la Grande Peur qui s’emparent des châteaux » (202)). Étant donné qu’un événement (conçu comme moment décisif ou bien comme processus étendu) doit par définition présenter quelque chose d’essentiellement nouveau, quelque chose ci-devant non-présenté, l’événement présente les éléments du site événementiel et son propre nom (puisqu’il faut qu’un événement se reconnaisse afin qu’il puisse arriver, et une partie de ce que signifie pour un événement, par exemple une révolution, d’arriver est que ses participants sentent que quelque chose de très important arrive ; ainsi, une partie capitale de la Révolution française était l’idée d’une révolution).  Dès lors, le « mathème » ou formule de l’événement est ex = {X ∈ X,  ex }, où X désigner le site et ex est « l’événement du site X » (200). Un événement ne peut arriver que dans un site événementiel, parce qu’il présente comme pertinent à une situation ce qui, du point de vue de départ, ne peut pas être reconnu.  L’événement, dont le cas paradigmatique est peut-être une révolution mais qui peut aussi être une « révolution » scientifique ou artistique ou bien la sorte de transformation dramatique qui arrive aux individus qui s’aiment), est un événement en partie parce qu’il est exclu par ce avec quoi il rompt.  Il présent comme consistant ce qui du point de vue de la situation ne l’est pas, ce qui n’est pas compté-pour-un. En mesure que c’est l’anormalité du site événementiel qui rend possible l’événement, la persistance dans toute situation “historique” (qui contient des multiples anormales, tandis que les situations “naturels” et non-historiques ne contiennent que des multiples normales, dont tous les éléments sont aussi des éléments) de la multiplicité inconsistante permet aux événements d’avoir lieu.

L’événement est une rupture avec la situation, d’abord, parce qu’il est manifestation de l’inconsistance ; deuxièmement , parce qu’il n’est pas présenté dans la situation ; troisièmement, parce que son appartenance à lui-même le rend « illégal » en termes de la logique de l’être, c’est-à-dire l’ontologie, qui proscrit des ensembles qui sont membres d’eux-mêmes ; et finalement, parce que le surgissement de l’événement est toujours, au moins en partie, le produit du hasard, et doit l’être, puisqu’autrement l’événement, comme conséquence nécessaire de la logique de la situation, serait entièrement absorbé par elle.

Un événement ne peut s’expliquer en termes de la situation où il se trouve (à moins que la situation soit retravaillé pour en tenir compte, dans l’opération qui s’appelle forçage (voir ci-dessous), parce qu’il ne peut se présenter là-dedans. « [S]’il est toujours localisable dans la présentation, il n’est pas comme tel présenté ni présentable. Il est – n’étant pas – surnuméraire » (199). L’événement ne peut se présenter dans la situation parce qu’il présente seulement des éléments qui ne se présentent pas dans elle : les éléments du site événementiel, et le nom de l’événement lui-même. 

Pourtant, il ne faut pas pour autant croire que l’événement, parce que rupture, est indépendant de la situation ou n’entretient aucun lien avec elle.  Un événement est spécifique à une situation et la partie d’elle qui est le site événementiel. « Un événement est toujours en un point de la situation, ce qu’il veut dire qu’il « concerne » un multiple présenté dans la
situation . . . » (199). Pourtant, « [s]il existe un événement, son appartenance à la situation de son site est indécidable du point de la situation elle-même » (202). Ceci n’est décidé que de manière rétrospective, par l’intervention des « sujets fidèles » qui sont formés par l’événement, dans ce que Badiou nomme une « procédure générique », où la vérité se constitue en liant comme des conséquences de l’événement une partie des multiples présentés. Ainsi, « l’événement est ce multiple dont on ne peut savoir, ni voir, s’il appartient à la situation de son site » (215); « l’intervention . . . si elle est décision quant à l’appartenance à la situation, reste elle-même indécidable.  Il n’est reconnu dans la situation que par ses conséquences. En effet, ce que finalement est présenté est ex, le nom de l’événement. Mais ce dont il se soutien, étant illégal, ne peut advenir tel quel à la présentation. Il restera donc toujours douteux qu’il y a eu l’événement, sauf pour l’intervenant, qui décide l’appartenance à la situation » (229). L’événement apparait dans la situation comme nom, mais d’abord ce nom n’est pas mis en relation avec les éléments d’un site événementiel ni donc à la situation même. Alors, jusqu’à ce que ce soit décidé, il n’est pas claire si ce nom désigne quelque chose de plus qu’une anomalie pure ou le simple désordre. 

Un événement qui appartient à la situation n’est visible que s’il l’est, d’une manière rétrospective, dans la construction patiente d’une vérité par des « sujets fidèles » qui sont constitués comme tels, dans une réduplication de l’appartenance à soi de l’événement, par l’événement dont l’existence et l’importance ils déclarent et témoignent. Cela veut dire que du point de vue de la situation originelle il n’y a pas de chemin de savoir qui emmène à l’événement ; il est ainsi contingent au moins du sens épistemique.  « On connaîtra sans doute les consequences de la decision, mais on ne pourra remonter en deçà de l’événement pour lier ces consequences à quelque origine fondée » (223). Il suit que « [i]t is of the essence of the event not to be preceded by any sign, and to surprise us by its grace »;[7] ainsi, Badiou parle dans son étude sur St. Paul, de ce que Bensaïd appelle une  « secularized grace ».[8] Dire que l’événement ne suit pas de la logique de la situation veut dire qu’il est indéterminable et ainsi explicable seulement comme résultat du hasard. Un événement est « purement hasardeux, ininférable de la situation » (215).[9]

L’affirmation de la contingence chez Badiou entraine qu’on rejette le principe de raison suffisante de Leibniz, qui dit que « rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et pas autrement » (350). Badiou explique que « ce principe . . . régit l’apparente contingence du “il y a” . . . Il énonce que ce qui est présenté doit pouvoir être pensé selon une raison convenable de sa présentation . . . Ce que Leibniz récuse absolument est le hasard . . . parce que toute raison le concernant serait un droit insuffisante » (350). La contingence veut dire que l’événement n’est jamais nécessaire. « [L]’existence d’un multiple au bord du vide ne fait advenir que la possibilité de l’événement. Il se peut toujours qu’il ne s’en produise aucun » (200). En tant que la dénégation de la discontinuité entraine la dénégation de la contingence (contingence que pourtant Hegel ne nie pas), l’objection à Leibniz peut être appliqué aussi à Hegel, qui pense les discontinuités comme partie des continuités plus large, les différences et les multiplicités comme parties des identités et des unités plus large, et le surgissement du nouveau comme explicable comme conséquence du développement logique hégelienne de la situation dans laquelle il se trouve. L’objection fondamentale est à la continuité, que Badiou voit comme suivant d’une présupposition de la nécessité causale: « Localement, la présentation est continue, et ne tolère pas l’interruption . . . : “Le présent est toujours gros de l’avenir et aucun état donné n’est explicable naturellement qu’au moyen de celui dont il a été précédé immédiatement. Si on le nie, le monde aura des hiatus qui renverse le grand principe de la raison suffisante et qui obligeront à recourir aux miracles ou au pur hasard dans l’explication des phénomènes” » (353).

Hallward suggère que c’est le fait que l’événement n’est pas explicable en termes de la situation qui entraine qu’il s’appartient à lui-même : « since it has come from no discernable place in the situation, since there is nothing in or about it that allows us to connect it to an identifiable cause or foundation, this “fragment thereby also affirms its belonging to itself, since this coming can originate from nowhere else”».[10] Pourtant, un événement émerge à un site événementiel, ce qui est discernable de manière rétrospective. Mais si l’auto-appartenance de l’événement n’est pas expliqué par son exclusion de la situation et de la logique de l’être, celles-ci sont en partie expliquées par celle-là.  L’événement est le multiple paradoxal qui s’appartient, qui transgresse l’axiome de fondation qui interdit aux ensembles la propriété de s’appartenir.[11] Alors, « [l]’ontologie n’admet pas que puisse exister, c’est-à-dire être comptés-pour-un comme ensembles par son axiomatique, des multiples qui s’appartiennent à eux-mêmes. Il n’y a aucune matrice ontologique recevable de l’événement » (212). Car une des propriétés de l’événement est son auto-appartenance : une partie essentielle d’une révolution et l’idée de révolution, et Badiou soutien évidemment que cela applique à tout événement (ainsi, pour des amants, l’idée qu’ils s’aiment forme une partie essentielle de son amour, et dans les sciences et les arts, tout rupture importante comprend comme aspect essentiel l’idée d’une tel rupture). Cela entraine que des événements historiques ne peut arriver que comme ruptures avec la logique de la situation parce que le discours sur la situation (en fin de compte, le discours sur l’être qui est l’ontologie mathématique) exclu les choses qui ne sont explicables que par référence à soi-même.  Si l’ontologie est entièrement réfléchie dans l’histoire, cela voudrait dire que, par exemple, la Révolution française, si elle était vraiment une révolution (ce que doute l’historien François Furet, par exemple), était un événement (constitué en partie par référence à son propre idée, c’est-à-dire la Révolution en tant que telle) parce que la logique de l’Ancien Régime (et de tout ancien régime) exclut les phénomènes qui sont explicables seulement en termes d’eux-mêmes, et l’événement est en premier lieu ce que la situation refuse. (De plus, « la France en 1789 » est un site événementiel parce que ses éléments comprennent des éléments ou aspects qui n’y sont pas reconnaissable ; l’Ancien Régime ne peut reconnaître ni ces éléments ni l’idée d’un événement qui renverse le régime lui-même.  Il ne peut alors connaître que comme manifestation de désordre les événements qui apparaissent à leurs participants comme l’annonciation de quelque chose d’absolument nouveau et comme une rupture avec le régime.)

Le prix à payer pour pouvoir insister sur la possibilité et la contingence de l’événement est que cela ne rend pas seulement l’existence continue du statu quo une affaire de contingence ; il rend par la même occasion l’arrivée de l’événement incertain. D’un côté, le statu quo n’est pas nécessaire ou inévitable ; de l’autre, n’est pas nécessaire non plus son renversement. J’ai dit au début que Badiou nous donne une philosophie de l’espoir, mais cela dépend en fait de ce qu’on exige pour avoir espoir. Suffit-il de pouvoir croire qu’un changement pour le mieux est possible, ou faut-il croire qu’il est inévitable pour toucher à l’espoir ?  Si une théorie comme celle de Leibniz, qui soutient que tous les événements s’expliquent de manière causale entraine que tout surgissement du nouveau à une forte continuité avec l’ancien, nous pouvons supposer que cela veut dire qu’il y a pas de véritablement nouveau. Il se peut même qu’une théorie qui réconcilie les principes de continuité et de discontinuité ne puisse que réduire celle-ci à celle-là. On peut supposer que la théorie du changement chez Hegel est en partie une réfutation de cette thèse : le radicalement nouveau, qui renverse les thèses anciens, est possible, et il s’explique précisément et toujours comme développement de la logique de la situation d’où il émerge. Si nous acceptons la thèse Parménidéenne de l’identification de l’être avec la pensée que Badiou partage avec Hegel, chez celui-ci l’idée ou la thèse qui s’incarne dans une manière particulière est transformée en thèse différente quand ses contradictions internes se manifestent ou quand elle entre en contradiction avec une antithèse. L’idée même de Aufhebung peut être considérée comme un moyen de soutenir que l’émergence du nouveau à partir de l’ancien est toujours dans certains égards et continue et discontinue à la fois.  Elle permet une mesure de contingence, tout en rejetant le purement aléatoire. La position de Badiou est que l’événement dans son surgissement est radicalement discontinu avec la situation mais que son intelligibilité exige une continuité qui est construite de manière rétrospective quand ceux qui ont vécu l’événement tachent à déterminer ses implications.[12]

La position de Badiou que l’événement est purement aléatoire est peut-être exagérée. Car il y a, après tout, le site événementiel, qui est une condition nécessaire (mais pas suffisante) de l’événement. Ainsi, il vaut mieux de dire non pas que l’événement est entièrement hasardeux mais qu’il est sous-déterminé par la logique de la situation.  Pourtant, cela suggère que les situations limitent et déterminent, du partiellement, ce qui est possible :  et dans ce cas l’argument implicite de Badiou, soit que la logique de l’événement nous donne une raison de l’espoir en rendant contingent la continuité ou discontinuité avec la situation actuelle des développements future est compromis, quoique pas totalement vicié. 

Plusieurs critiques ont soutenus que, puisque Badiou lie l’événement au hasard, le présentant comme absolument discontinu avec la situation et exclu de la logique de l’être, il rend l’occurrence de l’événement un miracle inexplicable, avec le résultat que, loin de faciliter l’action politique cohérente, son explication l’entrave en ne laissant aucun chemin intelligible vers une politique pré-événementiel.  Ainsi, Daniel Bensaïd soutien que Badiou nous donne « a philosophy haunted by the sacralization of the evental miracle », citant la definition de Spinoza d’un miracle comme « an event the causes of which cannot be explained ».[13]  Bensaïd pense que la position de Badiou, savoir que la vérité ne peut s’établir par argumentation, est une conséquence de cela, et qu’elle entraine  un refus de considérer « the question of democracy ».[14] Bensaïd soutient que Badiou n’offre aucun moyen de déterminer « the ripeness of circumstances », et élève l’objection que « the storming of the Bastille can be understood only in the context of the Ancien Régime ».[15] Il allègue que « this divorce between event and history (between the event and its historically determined conditions) tends to render politics if not unthinkable then at least impracticable » et accuse Badiou d’un « pure voluntarism ».[16] Semblablement, Hallward reproche à Badiou la rejection de tout forme de relation, avec la conséquence, parmi d’autres, que la philosophie de Badiou rencontre des difficultés « describing any possible relation between truth and knowledge ».[17]

Mais l’enracinement de l’événement dans le site événementiel le rend aléatoire seulement en partie; la maturité des circonstance peut être évaluée en termes du degré à laquelle on croit habiter un site événementiel; la politique est intelligible au moins comme la construction d’une procédure générique par les personnes marquées par un événement, comme nous le verrons ; et Badiou décrit une relation précise entre vérité et savoir dans la forme du « forçage » (nous le verrons aussi), bien qu’il ne peut pas pour autant y avoir de discussion entre ceux qui soutien qu’il y avait un événement qui révèle une vérité nouvelle et ceux qui ne le reconnaissent pas. Dans ce sens la théorie de la vérité de Badiou n’est pas démocratique. 

La thèse que Badiou arrive à expliquer la discontinuité, mais non pas la continuité, du nouveau avec l’ancien et de l’événement avec la situation, est partiellement réfuté par la discussion des « procédures génériques » post-événementiel par lesquels ceux qui sont « fidèles » à un événement élaborent patiemment ses conséquences, et du « forçage » où ils font en sorte qu’un événement est finalement reconnu dans une situation et que la vérité qui « fait trou dans un savoir » (361) est élaboré comme un nouveau savoir. Le cas des révolutions scientifiques rend plus claire comment les événements et les vérités sont à la fois continus et discontinus par rapport aux situations d’où ils s’émergent. Ainsi, Christopher Norris présente dans son livre un argument en faveur de l’importance de Badiou à la philosophie de la science, affirmant que sa description des procédures génériques de forçage nous fournit une explication pour comment les vérités nouvelles se manifestent dans la science : « What Badiou claims to show…is how progress may plausibly be thought to come about, in mathematics and other fields, through an anticipatory and hence conjectural yet nonetheless truth-conducive grasp of that which eludes any currently available method of proof or demonstration.  Moreover, this indiscernible element can still leave its mark on situation S (or the present context of enquiry) in ways that may decisively affect the given situation even if their true import will not become clear until the occurrence of that very advance whose prospect…they can then be seen to have signaled ».[18]

Des vérités s’établissent au cours d’un processus en deux parties qui comprend d’une part des « enquêtes » qui, elles, construisent une « partie générique » ou, pour aisnsi dire un sous-ensemble d’une situation à partir d’un événement (cette partie est la vérité proprement dite), et de l’autre le « forçage » par lequel la situation est reconstruite pour tenir compte de la partie générique (ce qui établit la vérité en la convertissant en un nouveau savoir).  Dans les enquêtes, ceux qui sont frappés par un événement examinent les éléments d’une situation pour déterminer lesquels peuvent être liés à l’événement.  Une procédure générique comprend des enquêtes dont les résultats sont indiscernables au sein de la situation, parce que « la classe des multiples qui sont connecté au nom de l’événement ne sera-t-elle déterminé par aucune des propriétés explicitables dans le langage de la situation.  Elle sera donc indiscernable et inclassable pour le savoir » (372). Hallward, pour expliquer donne l’exemple du « modern painting after the Cézanne event »: « Such painting will qualify as properly generic if and only if there is no way of characterizing the cumulative set of investigations that coincides with premodern criteria of classification — that is, as it comes to include subjects from all discernible genres and perspectives, to explore both the figural and the abstract, to emphasize both line and color, and so on ».[19] Les résultats de l’enquête sont collectés dans un sous-ensemble générique, que Badiou indique par le symbole ♀,[20] ainsi appelée parce qu’elle « n’a d’autre “propriété” que de renvoyer à l’appartenance », et donc « n’a-t-elle en définitive que les “propriétés” de n’importe quelle partie » ; elle « n’a pas d’autre marque de relever de la présentation, d’être composé de termes n’ayant entre eux rien de commun qu’on puisse noter, sinon d’appartenir à cette situation, ce qui, proprement, est son être, en tant qu’être », une propriété dont « il est claire qu’elle est partagé par tous les termes de la situation » (373). Pourtant, bien que la partie générique « quoique incluse dans la situation (elle en est une partie), ne lui appartient pas (elle n’y est pas présentée, mais seulement représentée . . . ) »,[21] « on peut “forcer” à exister une nouvelle situation — qui contient toute l’ancienne, et à laquelle cette fois la procédure générique appartient (elle est à la fois présentée et représentée : elle est normale) » (377). Le forçage « is the operation whereby a truth changes the situation in which it is included, so as to impose or “force” its recognition in a transformed version of that situation »; il comprend alors « the confirmation of a truth ».[22]  L’explication parallèle en termes de la théorie d’ensembles est que c’est « the process whereby the truth that was initially collected as an indiscernible or anonymous part (or inclusion) of the situation S comes to belong as an element or member of S ».[23] Plus précisément, « What it [le forçage] involves is the thought-experimental ploy of “adding ♀ (i.e., the indiscernible element) to the fundamental situation, S,” as a result of which we would have a new situation to which ♀ would belong ».[24] La partie générique, qui contient les résultats de l’enquête établissant quels éléments de la situation sont connecté au « nom de l’événement » et qui font partie de l’événement du sens plus large, c’est-à-dire l’événement comme processus et non comme moment (voir ci-dessous), n’appartient pas à la situation de base S, d’où cette partie générique est indiscernable dans la situation. Mais il peut être « forcé » à appartenir à une situation élargie qui l’inclut. En d’autres termes, si certains phénomènes peuvent se trouver connexe à un événement (au sens ordinaire) qui constitue un événement badousien, et semblent présenter la vérité inédite de la situation, alors une perspective élargie est possible dans laquelle les éléments de la situation ancienne et les phénomènes connexes à l’événement font partie d’une situation plus large qui semble épistémiquement et éthiquement plus imposante. Cette nouvelle situation « can then be referred to as “the generic extension of S’ (symbolized S(♀)) since it has to be thought of as somehow implicit in the earlier, less advanced situation and hence as potentially intelligible to the denizens of that situation even though beyond their powers of fully achieved (i.e. conscious) epistemic or cognitive grasp ».[25] Cela signifie que
« if we can manage to rework terms in S that might serve to anticipate future knowledge about these elements, we will at least be able to refer to them before we quite know what they are (i.e., before we can verify what actually belongs to them). Such terms will allow us to name what these still unknown elements will become in the generic extension of S, S(♀) ».[26]  Selon Badiou, « jjjje peux anticiper ceci : si je le rencontre [“un terme de la situation”], et qu’il s’avère être connexe au nom de l’événement, donc appartenir à l’être-multiple indiscernable d’une vérité, alors, dans la situation à-venir où existe cette vérité, l’énoncé aura été véridique » (441).[27]

Une comparaison de la théorie de la découverte scientifique chez Badiou avec celle de Thomas Kuhn rend plus claire un sens auquel celle de Badiou n’est pas une théorie de la discontinuité absolu. Chez Kuhn, les révolutions scientifiques émergent des anomalies dans les théories actuelles, mais l’état du savoir après une révolution scientifique est incommensurable avec celui qui le précède.[28] Dans la théorie du forçage (que Badiou adopte du mathématician Paul Cohen), tandis qu’en son surgissement initiale une vérité est en effet inintelligible du point du vue du savoir actuel, son élaboration par des « sujets fidèles » (ceux qui remarquent et témoignent de l’événement et qui agencent les procédures génériques) crée un pont reliant la vérité émergent au savoir ancien. La vérité qui apparaît avec un événement est en soi incommensurable avec le savoir actuel, mais elle est mise en relation avec lui dans le déroulement du procédure générique de vérité par le forçage. Il faut remarquer pourtant que ce n’est possible que parce qu’en effet Badiou présuppose une continuité assez forte du savoir présent (ou futur) avec celui du passé (ou du présent). La thèse d’incommensurabilité de Kuhn résulte en partie de l’observation qu’avec des changements de paradigme des nouveaux problèmes apparaissent alors que des anciens se montrent inintelligibles, tandis que la logique de la découverte que décrit Badiou, particulièrement telle qu’elle est expliquée par Norris, présuppose que les nouvelles révélations sont des solutions aux problèmes qui ont au moins commencé d’émerger dans l’ancien paradigme.

Alors que la théorie de Kuhn ouvre la voie aux explications extra-scientifiques de l’origine de théories dans les sciences, et donc à l’anti-réalisme, Norris présent le compte-rendu implicite de Badiou des révolutions scientifiques comme fondant un réalisme vigoureux de la vérité, en opposition aux théories anti-réalistes qui réduisent la vérité au savoir en affirmant que la vérité ou fausseté d’un énoncé (et non seulement le fait qu’il est connu comme vrai ou faux) dépend de l’existence des procédures pour le vérifier.  La position de Badiou est que la vérité d’un énoncé dépend de l’existence potentielle, et non pas actuelle, des procédures pour le vérifier.[29] La découverte vient avant la confirmation et repose sur une logique différente quoique lié ; simplement, la découverte suppose la possibilité de vérification. Il existe des vérités qui ne sont vérifiées que prospectivement ; en fait, toutes les vérités ne sont vérifiées que prospectivement, tandis que le savoir est vérifié actuellement : un savoir est une vérité établie alors qu’une vérité est un savoir seulement aperçu. Cela entraine que Badiou est réaliste dans le mesure qu’il affirme le caractère de vérification-transcendance de la vérité : « The argument offers a strengthened because more detailed, explicit and formally developed version of the familiar realist case: that only by supposing the existence of objective, verification-transcendent truths can we account for advancements in knowledge or produce a viable concept of progress with respect to any field of enquiry ».[30]

Dans cette perspective, Badiou est loin de proposer qu’un processus de changement est purement aléatoire, même si le moment de toute découverte percutante est imprévisible. 
« Conversely, it is Badiou’s deep-laid conviction that in politics as in other, more obviously formal disciplines of thought there is no prospect of genuine advance or possibility of truly innovative thinking except by way of rigorous procedures that should always themselves be subject to likewise rigorous assessment at every stage ».[31] Ainsi, comme le remarque Adrian Johnston, Badiou des défend peut-être contre l’accusation qu’il ne peut rendre compte de la continuité dans les processus de changement « by contrasting the abrupt, irruptive temporality of the instantaneity of the event with the protracted, enduring labor, engaged in by a militant subject-of-the-event, of both drawing out the consequent truths following from this event as well as faithfully “forcing” the situation and its state of change by inscribing these truths back into the textured being of the world ».[32] N’est aléatoire que l’aperçu d’une solution d’une anomalie ; la construction de la solution est élaborée au cours d’une procédure absolument rigoureuse de vérification.

Ainsi, Badiou nous donne une théorie de la découverte scientifique qui explique à la fois la continuité et la discontinuité du nouveau avec l’ancien. Sa théorie est originelle en étendant ce modèle de la science et de la mathématique (il fut développé dans la théorie mathématique d’ensembles) à d’autres domaines de la « vérité », y compris la politique (il est d’accord avec Hegel que les arts et l’histoire relèvent d’une vérité.)  Quand ce modèle s’applique au changement politique, il entraine que le militant pré-événementiel, comme le scientifique, est sensible aux anomalies dans les situations actuelles qui indiquent la voie vers une possibilité nouvelle dont la validité ne peut pas encore être vérifiée et en conséquence demeure hypothèse.[33]

Pourtant, tout comme la théorie de l’événement s’exprime en termes de mathématiques, la théorie de forçage, qui explique comment la vérité présentée par un événement vient à être acceptée généralement s’applique le plus clairement aux sciences. L’application de cette théorie à d’autres domaines repose sur une analogie aux processus de découverte et confirmation dans les sciences.  Dans la politique, si nous acceptons que, par exemple, la Révolution française était ou qu’elle comprenait un événement, et de plus que l’événement est quelque chose de momentané et de passagère, comme l’insiste souvent Badiou, il n’est nullement claire exactement quel « moment » marque l’événement comme tel.  Peut-être que l’événement serait mieux regardé comme processus, mais dans ce cas on peut supposer qu’il soit beaucoup plus visible. « On peut certainement dire, remarque Badiou, que l’événement “Révolution française” fait un de tout ce qui compose son site, soit la France entre 1789 et, disons, 1794 » (201). Le « mathème » ou formule de l’événement est ex = {X ∈ X,  ex } : il comprend les éléments du site X plus le nom de l’événement, et puisque les éléments du site sont distribués sur un certain lapse du temps, il semble que l’événement doit être un processus et non pas un moment. De façon pareille, en discutant de Mai ’68, Badiou parle d’une série de phénomènes : «  68 est un événement au sens où absolument rien ne permettait de le calculer … Tout a commencé par une petite histoire dans l’université de Nanterre qui…a enflammé l’univers étudiant, y compris sous des formes artistiquement un peu épiques: les barricades, les pavés, toute une résonance de l’insurrectionnalisme parisien du XIXe siècle…Ensuite s’est greffé un processus ouvrier ambigu… ».[34]  L’événement badousien est alors une série d’événements du sens ordinaire du terme, unifié par l’idée (qui constitue le « nom de l’événement ») qu’ils appartiennent à un moment distinct qui marque une rupture historique et l’apparition de quelque chose de nouveau. Cela s’éloigne de l’analogie scientifique, puisqu’il y a généralement dans une révolution scientifique un moment de découverte, d’un aperçu, et dans ce cas l’événement est, à parler proprement, une intuition qui est (au moins d’abord) particulière à un individu.  Bien sûr, afin qu’une révolution — dans la science ou dans la politique — puisse réussir elle doit se généraliser et comprendre la participation de toute une communauté (des scientifiques ou des militants). Uniquement dans l’amour peut-il concerner purement l’individu (ou plutôt deux individus). Lors qu’on parle des révolutions scientifiques, le plus souvent on désigne le processus par lequel une théorie se renverse et une autre est mise à sa place, non seulement le moment auquel l’aperçu d’une nouvelle idée vient à un chercheur solitaire. Mais quelle est l’analogie dans la politique de l’aperçu momentané de la découverte?  Et est-ce que celui qui est identique à l’événement à proprement parler?  Y a-t-il donc deux sens de l’événement chez Badiou, moment et processus?

Si nous acceptons l’analogie scientifique, comme nous avons vu, il y a certainement un processus d’élaboration qui construit soigneusement un pont à l’événement de la situation (d’une situation retravaillé), la reconstruisant afin de tenir compte de l’événement.  Pourtant, la théorie de Badiou a plus de difficulté à expliquer comment le surgissement même de l’événement peut être continu avec un ancien régime (y compris un paradigme scientifique).  Mais même dans ce cas l’événement n’est pas purement aléatoire parce qu’il est enraciné dans le site événementiel.

En effet, la thèse de Badiou selon laquelle l’événement est partiellement mais pas complètement explicable par son enracinement dans le site événementiel peut être vue comme la résolution d’un paradoxe indiqué par Terry Eagleton : « Change must presuppose continuity — a subject to whom the alteration occurs — if we are not to be left merely with two incommensurable states; but how can such continuity be compatible with revolutionary upheaval? »[35]

Badiou affirme que « a theory of change…must succeed at envisioning processes of transformation as immanently arising from a given situation, rather than being imposed upon “what is” from a mysterious external elsewhere ».[36] Il a aussi confirmé que, « [e]n effet, on peut dire que tout événement admet une préparation figurale, qu’il y a toujours une figure pré-événementiel ».[37] Pourtant, une politique pré-événementiel n’est que partiellement intelligible dans la théorie badousien; Badiou ne nous offre aucune procédure à part attendre pour aller d’un site événementiel à un événement. Ici la critique de Bensaïd et Hallward ne semble pas sans fondement. Il y a une voie claire par lequelle on peut tenir compte d’un événement de manière rétrospective, et le rendre intelligible, assimilé à un nouveau statu quo ; ici, il y a véritable continuité, même si c’est tissé d’éléments qui sont eux-mêmes discontinus avec la situation. Mais le surgissement de l’événement se trouve dans une discontinuité et rupture essentielle avec ce qui le précède. « On connaîtra sans doute les conséquences de la décision, mais on ne pourra remonter en deçà de l’événement pour lier ses conséquences à quelque origine fondée » (223). Cela veut dire qu’il est beaucoup plus difficile de voir comment les militants qui aperçoivent l’épuisement d’une situation peuvent agir pour précipiter un événement (comme Lenine et les Bolcheviques, qui n’ont pas attendu que les conditions soit mûres), et s’ils ne sont pas relégués à la seule attente.  Badiou présente une réponse à ce problème d’une certain manière : il considère qu’on peut consciemment l’habitant un site événementiel et être alerte au surgissement possible des anomalies qui peuvent annoncer l’arrivé d’un événement. Cette réponse est insatisfaisante parce que, juste comme l’événement dans son surgissement n’est pas expliqué mais est attribué au hasard, il n’y a pas d’explication de comment un habitant d’un site événementiel peut déterminer les lacunes dans le site et détecter un événement émergent ou latent. Badiou semble estimer que la voie à un événement est préparée, d’une certaine manière, qu’il n’a pas entièrement expliqué, par des événements précédents (286).  « L’intérvenant » est « apte à fréquenter le site . . . mais aussi, tenu par la fidélité à l’autre événement, apte à discerner les fractures, les singularités, l’au-bord-du-vide qui rend possible la vacillation de la loi, son dysfonctionnement, son écart . . . » (289). L’idée semble être que, puisqu’il y a quelque chose d’exceptionnel dans l’événement, un sujet qui est constitué par un événement précédente peut être singulièrement sensible à l’arrivée d’un nouvel événement.  (Cette sensibilité peut aussi venir de l’étrangeté de la personne qui habite le site, comme étranger à l’endroit, ou bien comme aliéné ou auquel la situation se défamiliarise.) Cette suggestion est vague et insatisfaisante, d’autant plus que ce n’est pas claire exactement comment l’individu qui est rendu sensible aux événements possible (en habitant le bord d’un vide, ou en se maintenant fidèle à un événement précédant) peut reconnaître un événement quand il arrive. Est-il possible que Badiou nous accorde un principe éthique pour rencontrer le monde en supposant en effet que le proto-sujet pré-événementiel est d’une certaine manière sensible au fait que toute situation est au fond inconsistante, aporétique, ou contradictoire et ainsi instable ?[38]

Bibliographie

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Zizek, Slavoj. « The politics of truth, or, Alain Badiou as a reader of St. Paul ». In The ticklish subject : The absent center of political ontology. London, Verso, 1999.

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Notes

[1]
Alain Badiou, L’étre et l’événement, Paris, Editions de Seuil, 1988, p. 37. Si non indiquées autrement, toutes les citations sont de cet oeuvre. 

[2] G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, §31.

[3] Peter Hallward, Badiou: A subject to truth, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003, p. 115.  J’ai laissé les citations anglaises en l’originel par respect des auteurs. 

[4] Alain Badiou, « A propos du “et” entre être et événement », in Écrits autour de la pensée d’Alain Badiou, dir. Bruno Besana et Oliver Feltham, Paris, L’Harmattan, 2007.

[5] Hallward, Badiou, p. 114.

[6] Hallward, Badiou, p. 118.

[7] Hallward, Badiou, p. 115.

[8] Daniel Bensaïd, « Alain Badiou and the miracle of the event », in Think again: Alain Badiou and the future of philosophy, ed. Peter Hallward, London et New York, Continuum, 2004, p. 97; voir aussi Badiou, St. Paul: Le foundation de l’universalisme, Paris: Presses Universitaires de France, 1997, pp. 67, 89.

[9] Cité en Hallward, Badiou, p. 114.

[10] Hallward, « Depending on inconsistency », p. 21; citant Badiou, « The event as trans-being», in Theoretical writings, trans. Ray Brassier et Alberto Toscano, London et New York, Continuum, 2006; cet essai est une version révisé pour la traduction anglaise de « L’événement comme trans-être », in Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Éditions de Seuil, 1998, pp. 55-59.

[11] « Selon cet axiome il existe toujours, dans un multiple-un existant, un multiple par lui présenté tel qu’il est au bord du vide relativement au multiple initial » (207). Ce serait un multiple a tel qu’un ß  lui appartient dont aucun des éléments appartient à a.  Ainsi, « a ß = Ø ». Le multiple ß, qui « formalise un site événementiel en ß, se dit « fonder » a « car l’appartenance à a trouve son point d’arrêt dans ce que présent ß » (206). Mais si le multiple a s’appartient, son « singleton », {a}, l’ensemble qui n’a que a comme élément, « n’obéirait pas à l’idée du multiple qu’énonce l’axiome de fondation : {a} n’aurait . . . nul élément de {a} tel que son intersection avec {a} soit vide » (212).

[12] En dernier lieu, il se peut qu’une théorie qui repose sur la proposition que la continuation du statu quo n’est pas nécessaire est le plus attirant d’un point de vue gauchiste dans un temps comme le présent ou le statu quo du « capitalisme parlementaire » semble être tout ce à quoi la plupart de l’humanité s’aspire, d’où l’ingrédient essentiel de l’espoir qui est la possibilité que quelque chose de différent, même si on ne sait pas ce qu’il serait exactement, est possible.  Comme l’observe Bensaïd, « Systematically elaborated during the course of the 1980s and 90s, Badiou’s philosophical discourse must be understood in the context of the reactionary liberal restoration ».  Bensaïd, « Alain Badiou and the miracle of the event », p. 100.

[13] Ibid., pp. 97, 98.  Citant Baruch Spinoza, Tracatus Theologico-Politicus, Chapitre 6.

[14] Ibid., p. 97.

[15] Ibid., p. 98.

[16] Ibid., p. 101.

[17] Hallward, Badiou, p. xxxii, cité dans Adrian Johnston, Badiou, Zizek, and political transformations: The cadence of change, Chicago, Northwestern University Press, 2009.

[18] Christopher Norris, Badiou’s Being and event: A reader’s guide, London et New York, Continuum, 2009, p. 258.

[19] Hallward, Badiou, p. 134.

[20] Évidemment (Badiou laisse le lecteur deviner) pour indiquer que le féminin s’exclu du savoir dominant et de ce fait peut exprimer des qualités de portée universelle. 

[21] Il y a une distinction centrale dans l’Être et l’événement entre appartenance ou présentation et inclusion ou représentation: dans le langage de la théorie d’ensembles, ce qui se présente est un élément (indiqué par le signe ∈) tandis que se qui se représente est une inclusion (indiqué par le signe ⊂), une partie.  L’état de la situation (dont l’État est une forme) compte les sous-parties de l’ensemble: par exemple, ceux qui votent, ou se qui se groupe en familles.  Ici se joue, comme note Christopher Norris, l’opposition de Badiou de tout prédicat d’identité communautaire et sa préférence pour ce qui est universel et non pas particulier à cause de n’avoir que les traits de tout les membres d’une situation, ce que Badiou nomme « générique » (Norris, Badiou’s Being and event, p. 91). La fonction de l’état de la situation est de sauvegarder la situation contre l’apparition de l’inconsistance représentée par le vide. « La consistance du multiple revient à ceci que le vide, qui est en situation (donc, sous la loi du compte-pour-un) le nom de l’inconsistance, ne peut lui-même être présenté, ou fixé » (109). Cependant, dans le compte-pour-un il y a quelque chose qui échappe le compte, et c’est le compte lui-même.  L’état de la situation en représentant des éléments présentés et comptés assure cette présentation et par là sert comme garantie supplémentaire contre l’apparition de l’inconsistance.

[22] Hallward, Badiou, p. 135.

[23] Idem.

[24] Norris, Badiou’s Being and Event, p. 256.

[25] Idem.

[26] Hallward, Badiou, p. 136.

[27] Encore plus précisément, « Qu’un terme de la situation force un énoncé de la langue-sujet veut dire que la veridicité de cet énoncé dans la situation à-venir équivaut à l’appartenance de ce terme à la partie indiscernable qui résulte de la procédure générique…Un terme force un énoncé si la connexion positive à l’événement force l’énoncé à être véridique dans la nouvelle situation (la situation supplémenté par une vérité indiscernable) » (441).

[28] Thomas Kuhn, The structure of scientific revolutions, 3ème edition, Chicago, University of Chicago Press, 1996.

[29]  Par définition, chez Badiou une vérité n’est pas encore vérifiée.  Par contre, Badiou doit supposer qu’un savoir est vérifié par sa conformité aux autres savoirs et aux procédures actuelles de confirmation.

Il y a deux grandes traditions de pensée sur la question de la vérité: la philosophie analytique entend, en générale, par vérité un savoir, tandis que dans la tradition dite Continentale une vérité révèle l’essence de la chose et alors relève d’une signifiance quasi-religieuse : seuls sont vrais des faits qui relèvent d’une certaine haute importance.  Les idées de vérité de Hegel et de Heidegger sont les représentations modernes les plus fortes de cette idée.  Bien que Badiou rejette la pensée herméneutique (il a une relation très complexe avec Heidegger), son idée de vérité vient de cette tradition.  C’est à son crédit que cette idée de vérité que j’appelle quasi-réligieuse est très difficile à préciser, et Badiou nous donne une manière exacte, enraciné dans la mathématique, de le faire. Les vérités chez Badiou ont au moins trois traits principaux: ils sont des savoirs potentiels; ils font une révélation de l’essence de la situation où ils se trouvent; et ils transforme les “sujets” qui s’y rapportent.  De ces derniers deux traits il suit que la vérité a une importance capitale. Chez Badiou l’idée de la révélation d’une essence est traversée par la fièvre de la révolution ou la transformation radicale.  Que la vérité de Badiou est en effet, comme chez Heidegger peut-être, un concept de signifiance est suggéré par le fait que pour la vérité, en opposition avec le savoir, il n’y a pas de concept corrélatif du faux.

[30] Norris, Badiou’s Being and event, p. 257.

[31] Ibid., p. 44.

[32] Johnston, Badiou, Zizek, and political transformations, p. 15.

[33] Comme remarque Norris, « It is through the process of constantly confronting discrepancies, exclusions, anomalies or whatever doesn’t “count” according to the dominant count-as-one that mathematics — like politics in this regard — most often finds itself forced to acknowledge some previously unrecognized problem and, in consequence, some new and hitherto strictly inconceivable advance ». Badiou’s Being and event, p. 220.

[34] Alain Badiou, « Pensez le surgissement de l’événement », in Cinema 68, ed. Antoine de Baecque, Stéphane Bouquet, et Emmanuel Burdeau, Paris: Cahiers du Cinéma, 1989, p. 21.

[35] Terry Eagleton, « Alain Badiou », in Figures of dissent: Critical essays on Fish, Spivak, Zizek, and others, London, Verso, 2003, p. 46, cité dans Johnston, Badiou, Zizek, and political transformations, p. 23.

[36] Johnston, Badiou, Zizek, and political transformations, p. 11, faisant reference à l’entretient « Can change be thought?: A dialogue with Alain Badiou (with Bruno Bosteels) », in Alain Badiou: Philosophy and its conditions, ed. Gabriel Riera, Albany, NY, State University of New York Press, 2005. Ainsi dans cet entretient il affirme aussi: « the principal contribution of my work does not consist in opposing the situation to the event. . . . The principal contribution consists in posing the following question: what can be deduced, or inferred, from there from the point of view of the situation itself ».  « Can change be thought? », p. 252.

[37] Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Éditions de Seuil, 1998, p. 186.

[38] Slavoj Zizek oppose cette position en disant que l’ouverture à la possibilité d’un événement n’a du sens que quand on est absorbé par la situation, de façon à ce que, ou bien les alternatives ne soient nullement visiblement ou bien qu’on manque confiance en elles: «  Badiou is clearly opposed to the Derridean ethics of openness to the Event in its unpredictable alterity: such an emphasis on unpredictable Alterity as the ultimate horizon remains within the confines of a Situation, and serves only to defer or block the Decision – it involves us in the ‘postmodernist’ indefinite oscillation of ‘how do we know this truly is the Event, not just another semblance of the Event?”» C’est-à-dire qu’anticiper un événement est se positionner en-dehors de lui, mais pour un événement d’être reconnu on doit décider pour lui, d’une manière pareille aux “gestalt shifts” qu’attribue Kuhn aux revolutions scientifiques. (Voir Kuhn, The structure of scientifique révolutions, p. 120.) Ainsi du point de vue de Zizek l’événement continuerait à être une rupture absolue qui ne peut nullement être anticipée.  Mais si on abandonne cette présupposition, la voie est ouverte à permettre au proto-sujet pré-événementiel un certain pouvoir d’anticipation et de discernement critique pertinent.  Slavoj Zizek, « The politics of truth, or, Alain Badiou as a reader of St. Paul », in The ticklish subject : The absent center of political ontology, London, Verso, 1999, pp. 126-69.

 

 

 

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William HeidbrederComment